Enemy, réalisé par Denis Villeneuve, avec Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon (1h30)
Synopsis
Adam est un professeur d'histoire tout ce qu'il y a de plus commun, à la vie routinière occasionnellement perturbée par les venues de sa petite amie à son domicile. Un jour, alors qu'il décide de combler son ennui en regardant un film, il aperçoit son sosie parfait à l'écran. Intrigué, il mène son enquête et découvre la véritable identité de son double, un homme ordinaire, marié, acteur de cinéma. En cherchant à tout prix à rencontrer ce mystérieux double, Adam compte bien élucider cette énigme : lequel des deux est lui, lequel est l'autre ?
La critique de Boschomy
Fort d'une popularité grimpante ces dernières années (Incendies, puis l'aventure hollywoodienne initiée avec Prisoners), Denis Villeneuve remet le couvert en entreprenant l'adaptation de l'intrigant roman de José Saramago, L'autre Comme Moi. Le résultat est aussi surprenant qu'inattendu : loin du cinéma qui lui a permis de gravir les marches du succès, Villeneuve se replie sur un conte obsessionnel ésotérique qui multiplie les références, le tout dans une ambiance hallucinatoire.
Enemy nous plonge d'emblée dans un univers étrange, obsédé par une mise en scène au ton jaunâtre, accompagnée d'une pesanteur sonore à même de faire ressortir l'inquiétude progressive qui envahit Adam Bell dès lors qu'il se rend compte de l'existence de son exact sosie. Très avare en dialogues, le film est une incursion dans la routine d'un protagoniste insouciant soudainement rattrapé par une peur primale, et pourtant loin d'une intrigue rondement menée à la Prisoners, Villeneuve opte pour un portrait plus objectif, se posant en ornemaniste pavant le sentier sur lequel marchent ses personnages. N'obéissant pas au schéma classique de progression du thriller, il fait ici état d'un cinéma plus naturel et ambiant, attentif aux détails mais moins obnubilé par le contrôle de tous ses mécanismes. L'observation est le maître-mot de l'incipit. Cela aboutit même initialement à un rythme étouffant, inégal, mais porté par cette insondable découverte du parfait doppelgänger.
Si Enemy patauge sur son introduction, il enclenche par la suite une mécanique qui bénéficie de l'environnement abyssal qui la surplombe. Villeneuve profite de chaque scène pour installer un climat de tension qui s'amplifie dès la rencontre des deux hommes et c'est dès lors que les choix de mise en scène du réalisateur québécois se révèlent payants : le mystère initial dissipé, la confrontation à laquelle se livrent Adam (le professeur d'Histoire) et Antoine (l'acteur de cinéma) se joue dans une atmosphère asphyxiante, qui voit les deux héros se replier aux tréfonds d'un jeu psychologique qu'ils entretiennent mais qui, également, finit par les dépasser (cette scène troublante chez la mère d'Adam en est le meilleur exemple, de même que la disparition progressive des repères de chaque protagoniste). Gyllenhaal livre une prestation aussi bluffante que polyvalente, dont on appréciera la sobriété, et qui confirme son excellente forme actuelle. Le costume du doppelgänger lui va à merveille et il participe activement à la crédibilité du puzzle de Villeneuve.
Au travers de son parcours énigmatique, le réalisateur de Polytechnique s'enquiert de nombreuses thématiques (dont celle habilement dessinée de l'infidélité, dont la métaphore arachnéenne est une excellente représentation) et soumet son film à différents niveaux de lecture, fidèles à l'aspect labyrinthique du roman portugais. C'est aussi de là qu'Enemy tire toute sa force : il fait partie de ces films qui vous hantent après le visionnage parce qu'il se refuse à donner toutes les clés de son mystère, nous obligeant à chercher dans sa symbolique brumeuse des indices potentiels. La soumission à un tel exercice peut être inconcevable pour certains, elle n'en demeure pas moins nécessaire, tant la rétrospection est partie intégrante de l'édifice bâti par Villeneuve.
Enemy doit donc être conçu à l'aune de ses mystères, de son univers gangrené par l'inconnu et d'un fantastique si réel qu'il en devient irrespirable. Villeneuve reste étonnamment en retrait mais c'est pour mieux se consacrer à son rôle d'aquarelliste de l'espace et des émotions. Son dernier long-métrage se révèle profond, parfois frustrant, mais demeure un indéniable puits de trouvailles original et obsessionnel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire